Musées français : à quand la cotation en bourse ? (1/3)

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280 avant Jésus-Christ. Le premier «musée» de l’Histoire naît sous les ordres de Ptolémée Ier dans son palais d’Alexandrie, à la fois sanctuaire consacré aux Muses et foyer de recherches intellectuelles. Si les fonctions originelles du musée – à savoir offrir au regard du peuple les trésors d’un patrimoine protégé et conservé pour les besoins de la recherche – demeurent les mêmes que celles de ce premier mouseîon, les enjeux auxquels il doit faire face sont aujourd’hui tout autres. Révolu le temps où le musée était avant tout un lieu calme et désert, propice à l’introspection et l’émerveillement. Révolu le temps où le commissaire pouvait faire le choix d’une exposition intimiste, portée par un nom inconnu. Révolu aussi le temps où les subventions étatiques suffisaient à couvrir le budget annuel des plus grands musées du monde. À l'heure de l'austérité et des coupes budgétaires tous azimuts, le musée français n'a d'autre choix que de revoir son mode de gestion et sa structure économique s’il souhaite survivre. Focus sur un phénomène préoccupant pour l'avenir de l'exception culturelle française. 

©  Flickr Claude 

Le musée, une entreprise pas comme les autres 

Avant d'entrer dans le vif du sujet, à savoir la marchandisation de la culture - cause et conséquence d'une «entreprenarisation» à outrance des institutions culturelles -, il convient de rappeler les spécificités du mode de fonctionnement économique muséal. Le musée a, par essence, une structure de coûts particulière : ses coûts fixes (conservation, assurance et sécurité des œuvres, charges de personnel, etc.) sont structurellement importants et incompressibles. Victime de la «maladie de Baumol»  - dite loi de la fatalité des coûts croissants -, le musée pâtit de coûts d’entretien et de conservation du patrimoine conséquents, qui ont tendance à augmenter à la vitesse du salaire d’une main d’œuvre qualifiée et des surfaces requises pour exposer leurs acquisitions. Dès lors, face  à cette augmentation croissante des coûts d’exploitation et la non-profitabilité chronique qui en résulte, l’État, lorsqu’il s’agit d’un musée public, se trouve confronté à un dilemme bien insoluble : financer des expositions toujours plus coûteuses ou laisser nombre d’acteurs sortir du marché et risquer ainsi une paupérisation de l’offre culturelle. De cette observation, William Baumol et William Bowen concluent en 1966 au besoin de financements externes, mécénat et fonds propres en tête. 

De plus, contrairement à une entreprise classique, le rôle fondamental attribué aux musées – i.e. préserver et conserver le patrimoine artistique de notre pays – grève leurs finances. Ils ne sauraient donc suivre le fonctionnement classique du marché, au sens où ils ne peuvent, par essence, rechercher la plus grande profitabilité possible. Ceux-ci sont en effet obligés de conserver une œuvre en dépôt dans leurs entrepôts plutôt que de la vendre quand bien même cette dernière ne s’insèrerait pas dans leur collection.  

À ce stade de la démonstration, il convient de rappeler qu’il existe une grande disparité de situations entre musées publics et privés. N’oublions pas que les institutions publiques sont en partie subventionnées par l’État, quand les institutions privées sont financées par des entreprises privées. Toutefois, dans les faits, la distinction entre musées publics et privés n’est pas pertinente, puisque ceux-ci relèvent des mêmes fonctions originelles de préservation, d’étude et d’éducation du public à l’art. L’État a mis un point d’honneur à créer une séparation entre ces deux typologies muséales pour le moins nébuleuse car, si les musées publics sont considérés comme des institutions «à but non lucratif», les musées privés, quant à eux, pratiqueraient une «activité a priori lucrative». L’État refuse dès lors à ces derniers la moindre subvention. Le phénomène d’« entreprenarisation » des musées sera, par conséquent, plus facilement identifiable au sein des musées publics que privés puisque, par définition, les musées privés ont bâti leur fonctionnement sur une logique mercantile, afin de pallier ce non-sens étatique.

Face à ce désengagement progressif de l’État-Providence, les musées n’ont donc d’autre choix que d’aller chercher l’argent là où il se trouve : auprès des entreprises privées et des grandes multinationales. Au risque, parfois, d’y vendre leur âme. 


Une mutation du mode de gestion des musées français déjà amorcée

Ce sont surtout les qualités de gestionnaires, financiers et communicants qui sont désormais prisées chez tout directeur de musée digne de ce nom ; un revirement de situation impensable il y a encore quelques années. Pour preuve, les partenariats se multiplient entre grandes écoles de commerce et établissements préparant au concours de l’Institut National du Patrimoine (l’ESSEC Business School propose ainsi depuis 2011 un double diplôme avec la très réputée École du Louvre). Ce phénomène est très révélateur de la nouvelle logique d'intégration des musées à l'industrie de la consommation culturelle et l'imbrication croissante entre culture et société de marché actuellement à l'œuvre. La valorisation du bien culturel passe désormais par une nouvelle orientation de l'économie de la culture, inscrite dans une logique plus capitaliste. 

Le musée - jadis «pré carré» de la Nation - a cessé d'évoluer dans un environnement protectionniste conservateur pour entrer dans le monde de la concurrence, nationale comme internationale. L'inflation muséale - due notamment à l’accroissement quasi exponentiel du nombre de musées et fondations privés (+62 % de fondations privées entre 2001 et 2013)[1] -, qui contraint les institutions culturelles à adopter des stratégies de marketing et de communication toujours plus agressives pour se différencier, menace la culture de dérive mercantile. Taux de fréquentation, collecte de fonds privés et visibilité chiffrée des expositions sont devenus les nouveaux instruments d’évaluation du rayonnement culturel des musées.  Dans ce domaine comme dans nombre d’autres, le quantitatif a supplanté le qualitatif. 

Pour preuve de cette «entreprenarisation» des musées français, qui s’intéressent de plus en plus aux retombées chiffrées,  j’en appelle au phénomène nouveau de rationalisation, qui progressivement transforme – parfois gangrène - le milieu artistique. Longtemps tenu à l’écart des mécanismes de marché par l’État – l’idéologie voulant alors que le musée ne se préoccupât pas d’être déficitaire puisque, financé par les pouvoirs publics, il aurait dû reverser ses hypothétiques bénéfices aux caisses du Trésor public -, le musée n’a jamais été encouragé à générer de revenus supplémentaires, d’autant que, pour les musées publics, une augmentation propre des revenus aurait entraîné quasi systématiquement une baisse des subventions étatiques. Cependant, tandis que les dotations publiques se réduisent comme peau de chagrin, le musée doit aujourd’hui trouver d’autres sources de financement : cela passe, en premier lieu, par une augmentation des recettes, donc la recherche de la profitabilité. 

Dès lors, vous voyez émerger la nécessité d’une rationalisation des activités muséales. On se rappellera que Taylor fut le premier à développer, en 1881, le concept de rationalisation – la fameuse «Organisation Scientifique du Travail» (OST) -, une doctrine autrefois adressée … aux industriels. Du musée-conservateur au musée-entrepreneur, il n’y a qu’un pas, désormais franchi[2]. 

Premier domaine d’activité à tomber sous le coup de la rationalisation : la maintenance, poste de dépense par excellence des musées. Ces derniers n’hésitent plus à sous-traiter leurs activités d’entretien et de conservation des œuvres et des lieux à des sociétés privées. Certains musées vont même jusqu’à sous-traiter à des partenaires privés la gestion de leurs établissements et l’organisation de leurs expositions temporaires. Ainsi, l’Institut de France – notamment propriétaire du musée Jacquemart-André et des villas Ephrusi et Kérylos – a pris le parti de déléguer à l’entreprise Culturespaces (filiale de GDF-Suez) la gestion et l’animation des lieux susnommés, moyennant finances. 

La rationalisation est aussi à l’œuvre au niveau administratif. Les musées, des suites de leur élargissement (l’établissement du Musée du Louvre est ainsi devenu le gestionnaire des musées du Louvre, Delacroix et des Tuileries en 2004) et de leur accession à l’autonomie administrative, doivent désormais appliquer de nouvelles normes comptables et de nouveaux modes de gestion directement empruntés à la sphère entrepreneuriale, dont ils n’étaient que peu familiers jusqu’alors. 

Plus révélateur encore, on voit fleurir depuis quelques années de nouveaux termes tels que «box-office», «audit», «évaluation» ou «contrôle de gestion» dans le jargon des directeurs des plus grands musées de France. Un vocabulaire qui, s’il perd en poésie, n’en gagne pas moins en management technico-commercial, et marque le tournant radical amorcé par les institutions culturelles ; tournant en partie causé par l’immixtion des entreprises privées dans l’économie muséale. 

A suivre ... 


Cet article reprend en partie l'article originellement publié sur Trop Libre

[1] Fondation de France. (2015). Les fonds et fondations en France de 2001 à 2014. Repéré sur le site de la Fondation de France : https://rsemag.neuflizeobc.fr/media/2015/09/Fonds_et_fondations_2001-2014.pdf

[2] Vivant, Elsa. (2008). Du musée-conservateur au musée-entrepreneur. Téoros, Presses de l'Université du Québec, 27 (3), pp.43-52. 


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