Musées français : à quand la cotation en bourse ? (2/3)

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À l’heure de l’austérité et des coupes budgétaires tous azimuts, le musée français n’a d’autre choix que de revoir son mode de gestion et sa structure économique s’il souhaite survivre. Focus sur un phénomène préoccupant pour l’avenir de l’exception culturelle française.


Des bienfaits des partenariats public-privé raisonnés 

Ne pouvant plus compter sur les dotations publiques pour financer leur fonctionnement, nombre de musées ont choisi, à raison, de s’associer à des entreprises privées pour continuer d’assurer leur fonction de préservation, de recherche et d’éducation. Sans ces partenariats publics-privés, la culture serait probablement vouée à la gentrification, du fait de ces coûts d’organisation d’exposition toujours plus importants. Depuis quelques années, l’accès à la culture s’est en effet démocratisé, et cela en partie grâce aux financements alloués par les entreprises privées aux institutions culturelles. Il est rare aujourd’hui qu’un musée ne propose pas de tarif étudiant ou la gratuité pour les demandeurs d’emploi, enseignants et bénéficiaires des minima sociaux. Entre 2005 et 2009, le volume des entrées gratuites a ainsi progressé de pratiquement 60 % quand celui des entrées payantes n’a augmenté que de 7 %[1] (une hausse en grande partie imputable à la mesure de gratuité à destination des jeunes de moins de 25 ans et des enseignants du Primaire et du Secondaire mise en place en 2009). De même, grâce à ces nouvelles sources de revenus annexes, l’offre culturelle s’est considérablement accrue. A côté des blockbusters sont nées des expositions plus intimistes, qui n’auraient jamais vu le jour sans le mécénat entrepreneurial, car trop coûteuses à organiser au vu du nombre de visiteurs attendus. Tandis qu’en 2003, la RMN (Réunion des Musées Nationaux) et les musées nationaux avaient organisé 19 expositions temporaires, ce sont plus d’une soixantaine qui ont vu le jour en 2009[2].

Sous l’impulsion des gestionnaires nouvelle génération que sont aujourd’hui les conservateurs, les musées français ont aussi fait peau neuve. Finies les expositions poussiéreuses auxquelles on se rend comme l’on entre dans un bar miteux par une nuit de décembre pour trouver chaleur et lumière. Aujourd’hui, les expositions sont résolument tournées vers le public et à l’écoute des jeunes. Il n’est plus ringard pour un adolescent de déclarer «avoir fait une expo», d’autant que celles-ci sont de plus en plus interactives, connectées et donc forcément modernes. Ainsi, le nombre de jeunes fréquentant les musées nationaux est passé de 3 à 4,8 millions entre 2000 et 2009 (bien que leur proportion dans la fréquentation de cesdits musées soit restée stable, autour de 16%)[3]. Sous l’influence de ces nouveaux conservateurs-entrepreneurs, le produit culturel devient aussi un objet «marketing» et est soumis aux mêmes règles que les biens courants. Les publicités pour les expositions se multiplient dans le métro et sur les abribus ; les affiches aux couleurs vives sont dorénavant «dans l’air du temps». On joue, on expérimente, on renouvelle. Un vent de fraîcheur souffle sur le monde culturel français. Il était grand temps ! 


Des partenaires de plus en plus gourmands : l’indépendance muséale, nouvelle chimère ?  

Cependant,  pour certaines entreprises, fini l’échange d’un gros chèque contre un logo sur l’affiche de promotion d’une exposition. De plus en plus, les partenaires des musées, publics comme privés, exigent davantage. L’on observe depuis quelques années une participation croissante des sociétés privées dans le budget des institutions culturelles. Si elles ne sont pas autorisées à participer aux frais de fonctionnement des musées publics – ultime chasse gardée de l’État – elles satisfont tout de même une part substantielle des besoins pécuniaires des expositions artistiques. Ainsi, si 40 % du budget du Palais de Tokyo – considéré comme association de Loi 1901, donc bénéficiant des mêmes avantages que les établissements publics à but non lucratif - proviennent des subventions étatiques, plus du tiers des 60% restants (soit près de 3,8 millions d’euros en 2014) sont assurés par des partenariats avec des sociétés privées (Orange, Total et McCann y figurent en bonne place) et 28 % par des privatisations d’espaces (2,8 millions d’euros)[4]. Pour Ana Teodorescu et Anne-Marie Hibbs, respectivement responsable développement économique et responsable développement et partenariats du Palais de Tokyo, il faut envisager «le mécénat comme un véritable partenariat, une relation qui profite pleinement aux deux parties»[5]. Et Jean de Loisy, ancien directeur de la Fondation Cartier et actuel président du palais de l’Avenue Wilson de renchérir «On est un lieu un peu pilote dans ce domaine. Nous considérons que nous ne sommes pas une institution comme les autres, mais une post-institution qui expérimente des modèles.»[6]

Pourtant, ce choix stratégique est loin de faire l’unanimité auprès des autres pontes de la culture. Ainsi, nombre de grands musées refusent encore les initiatives public-privé de coorganisation d’expositions temporaires, à l’instar du Louvre, du Quai Branly, ou du Centre Pompidou. «On ne choisit pas une exposition sur un soutien financier»[7] assène Fabrice Hergott, directeur du Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris. Si  les conservateurs considèrent d’un œil critique de tels partenariats, c’est qu’ils craignent de sacrifier leur indépendance sur l’autel de la rentabilité. Car qui dit mécénat privé dit, d’une façon ou d’une autre, retour sur investissement. De telles opérations ne sont jamais à somme nulle. Qu’il s’agisse de retombées en termes financiers ou d’image de marque, les sociétés trouvent toujours quelque intérêt à cautionner de leur nom expositions et autres événements artistiques, souvent sujets à un traitement médiatique important. Ils espèrent alors (re)construire l’identité de leur entreprise, par association d‘idées entre qualités esthétiques et qualité de leurs produits. 
Mieux valait s’armer de patience pour qui souhaitait assister à l’exposition Hopper au Grand Palais (octobre 2012).
De jour comme de nuit, pas moins de quatre heures d’attente.

Source : François Guillot / AFP

Si, le plus souvent, ces associations profitent aux deux parties et permettent aux musées de poursuivre leur mission d’éducation, en finançant notamment des expositions intimistes d’artistes inconnus, il arrive aussi que de ce mariage entre intérêts économiques et plaisir du Beau naissent des monstres : ces expositions blockbusters très controversées, car considérées comme le symbole suprême du virage mercantile négocié par les musées. Le Grand Palais semble être devenu bien coutumier de ce genre de déliquescence artistique. On se rappellera à dessein les quatre heures de queue incontournables pour accéder  à l’exposition Edward Hopper (octobre 2012) ou, plus récemment, l’affluence  à la limite du mouvement de foule suscitée par l’exposition Velázquez (mai 2015). L’institution aurait-elle perdu toute notion du but ultime d’une exposition, i.e. présenter des œuvres pour elles-mêmes afin d’inciter le spectateur à ne pas les appréhender comme le pur produit d’une époque, le reflet d’un cadre spatio-temporel contingent, mais les percevoir comme l’expression du Beau directement accessible, et non médiatisé par une relation d’utilité sujet-objet ? Dès lors, vous commencez à discerner le danger de ce mécénat d’entreprise, pourtant nécessaire aujourd’hui à la survie des musées : peut-on raisonnablement accepter que les entreprises deviennent «les nouveaux arbitres des élégances et des goûts»[8] ? 

Si certains musées sont encore réticents à s’associer davantage aux entreprises, c’est que le mécénat de ces dernières présente un aléa économique certain. Les musées, qui se remettent  entièrement à ces sources de financement annexes, se soumettent du même coup aux fluctuations de la situation macroéconomique mondiale, et leurs revenus sont conditionnés à la bonne santé de ces entreprises. Or, on notera que la situation économique de ces mécènes «providentiels» que sont les entreprises se détériore. Ainsi, de 975 millions d’euros en 2007, le mécénat entrepreneurial est passé à 494 millions d’euros en 2012, soit une division par deux des financements privés alloués aux musées[9].  Pour preuve, le tiers (370 000 €) du coût de l’exposition Basquiat, tenue en 2010 au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, avait été s upporté par Carmignac Gestion ; en 2013, il aura fallu, à ce même musée, trouver pas moins de quatre mécènes pour couvrir le tiers du coût de l’exposition Keith Haring (soit 440 000€)[10]. C’est que la crise n’a épargné personne, et les musées qui ont tout misé sur ce type de financement  en essuient aujourd’hui les plâtres. 



Cet article reprend en partie l'article originellement publié sur Trop Libre

[1] Rapport Muséostat 2009 du ministère de la Culture et de la Communication. Repéré sur : http://www.culture.gouv.fr/culture/politique-culturelle/MUSEOSTAT_2009.pdf

[2] Rapport 2011 de la Cour des Comptes sur les musées nationaux. Repéré sur : http://www.ccomptes.fr

[3] Rapport 2011 de la Cour des Comptes sur les musées nationaux. Repéré sur : http://www.ccomptes.fr

[4] Rapport d’activités annuel 2014 du Palais de Tokyo

[5] Art Media Agency. (2013, 28 décembre). Entre fonds publics et privés : le financement des musées. Repéré sur le site de l’Art Media Agency : http://fr.artmediaagency.com/78301/entre-fonds-publics-et-prives-le-financement-des-musees/

[6] Elvin, Florence. (2013, 2 décembre). Les musées fragilisés par le mécénat. Repéré sur le site du Monde.fr : http://www.lemonde.fr/culture/article/2013/07/17/les-musees-fragilises-par-le-mecenat_3448912_3246.html

[7] Elvin, Florence. (2013, 2 décembre). Les musées fragilisés par le mécénat. Repéré sur le site du Monde.fr : http://www.lemonde.fr/culture/article/2013/07/17/les-musees-fragilises-par-le-mecenat_3448912_3246.html

[8] Vivant, Elsa. (2008). Du musée-conservateur au musée-entrepreneur. Téoros, Presses de l’Université du Québec, 27 (3), pp.43-52.

[9] Warlin, Ariane. (2012, 12 décembre). Les fondations d’entreprise à vocation culturelle. Repéré sur le site de LeNouvelÉconomiste.fr : http://www.lenouveleconomiste.fr/dossier-art-de-vivre/les-fondations-dentreprise-a-vocation-culturelle-16997/

[10] Elvin, Florence. (2013, 2 décembre). Les musées fragilisés par le mécénat. Repéré sur le site du Monde.fr : http://www.lemonde.fr/culture/article/2013/07/17/les-musees-fragilises-par-le-mecenat_3448912_3246.html

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